Franck Thilliez: «Il s’endort en 2008 et se réveille en 2020…»
C’est aujourd’hui, jeudi 4 juin 2020, que sort le nouveau roman de Franck Thilliez. « Il était deux fois » mixe, comme toujours chez l’auteur artésien, codes du polar et du thriller. L’efficacité narrative est au rendez-vous. Tout comme la capacité à surprendre le lecteur et à le fasciner, de bout en bout des 528 pages d’une histoire campée dans les brumes des montagnes. Une histoire cette fois-ci sans Sharko, ni Lucie Hennebelle. Quelques jours avant cette sortie, Franck Thilliez s’est mis à table pour les abonnés digitaux de L’Avenir de l’Artois. Un entretien aux allures de master class.


Q
uel est le point de départ de Il était deux fois ?
C’est l’histoire d’un gendarme qui s’appelle Gabriel Moscato. Il recherche sa fille qui a disparu depuis quinze jours. On est en 2008. On est dans une petite ville de montagne qui s’appelle Sagas. Je l’ai créée.
Il est à la fois père et gendarme. Sa fille a disparu depuis quinze jours. On a juste retrouvé son vélo dans les bois.
Il parcourt les hôtels du coin, pour voir s’il n’y a pas quelqu’un de suspect qui a pu y passer. Et il est tellement fatigué, qu’en parcourant le registre d’un des hôtels, il s’endort dans une chambre. Lorsqu’il se réveille, le lendemain matin, il se rend compte qu’on est en 2020. C’est-à-dire douze ans plus tard. Et ça fait donc douze ans que ça fille a disparu. Ça démarre comme ça.
Comment votre personnage principal s’aperçoit-il qu’il a fait un bond dans le temps de douze ans ?
Au départ, il ne sait pas qu’on est en 2020. Mais il constate qu’il a vieilli, il se regarde dans le miroir, il ne se reconnaît pas trop. Et on lui dit : ça fait douze ans que votre fille a disparu et on ne l’a jamais retrouvée. Donc on est dans les codes du thriller, où une catastrophe incroyable arrive au personnage principal.
Mais faut-il comprendre que vous flirtez avec un autre genre que ceux du polar et du thriller ?
Non. Ce n’est pas de la science-fiction. En fait, Gabriel Moscato a un trou de mémoire monstrueux de douze ans. Il va essayer de comprendre pourquoi ce trou de mémoire, pourquoi on n’a jamais retrouvé sa fille, ce qu’il a fait pendant ces douze années, pourquoi il se réveille dans cet hôtel où il s’est endormi douze ans plus tôt. Le plus important, c’est que, comme il a perdu la mémoire, il va essayer de mener l’enquête comme s’il était douze ans plus tôt. C’est-à-dire qu’il va tout reprendre à zéro. Dans sa tête, il est encore en 2008.
Mais c’est horrible pour lui. Parce que le dossier est refermé. Au bout de cinq ans, on a arrêté de la rechercher. Il vit un peu l’horreur. Mais en même temps, son amnésie lui permet de tout reprendre à zéro.
Vous parlez donc d’amnésie. D’où vous est venue cette idée d’un trou de mémoire de plus de dix ans ? Ce n’est un peu compliqué à faire passer auprès du lecteur ?
J’essaie toujours de trouver une idée forte. Je cherche avant d’écrire. Là, c’est le saut dans le temps. Mais ça ne sort pas de nulle part. Je fais souvent des recherches dans le domaine médical. On y trouve de bonnes choses pour raconter des histoires. C’est comme cela que je suis tombé sur l’amnésie psychogène. C’est quelque chose qui existe. Cela touche très peu de personnes dans le monde. Ce sont des amnésies de gens qui, suite à un problème mental ou psychologique, se réveillent en faisant un vrai saut dans le temps. Ils pensent être à une année donnée, alors qu’ils sont bien plus loin dans le temps. Ça, c’est une idée très forte. D’autant que l’amnésie est un vrai ressort pour les intrigues à suspense. Mais celle-là est vraiment parfaite. Quand je l’ai découverte, j’ai tout de suite imaginé un personnage qui aurait ce type d’amnésie.
On part d’un personnage de père qui pense qu’il vient de perdre sa fille, alors que ça fait douze ans. Je trouvais l’idée à la fois horrible et très riche au plan dramatique. On se demande ce qu’il lui est arrivé, ce qu’il a fait pendant ces douze ans, comment il va s’en sortir. Toutes ces questions sont autant de matière pour l’écriture.
Après, comme souvent, pour un bon roman à suspense, l’ambiance est très importante. Donc l’atmosphère qui se dégage là, quelque chose d’encaissé dans les montagnes… Je trouvais cela un peu étouffant. Et les disparitions dans les montagnes ont toujours quelque chose de bizarre et d’effrayant. On se demande où est passée cette fille et qui a fait cela.
Vous parlez d’idée horrible. C’est parce qu’elle va loin dans l’horreur qu’une idée est bonne ?
Cette notion d’horreur, c’est le moteur du polar de manière générale. C’est partir des travers de la société, de ses aspects les plus sombres. Et quand je découvre des domaines, par exemple comme avec les trafics d’organes, plus on creuse, plus on se rend compte qu’il y a des gens capables de faire cela. On se dit qu’évidemment c’est horrible. Mais c’est de la vraie matière. Plus ça va loin, plus on peut créer des personnages forts qui sont les méchants. Et les « bons » découvrent ces aspects les plus sombres.
Souvent, chez mes personnages, ceux qui mènent l’enquête sont comme les lecteurs. Ils découvrent des domaines dont ils soupçonnaient à peine l’existence. Donc ce qu’ils découvrent, c’est ce que les lecteurs découvrent. C’est un des avantages du roman policier. Et par les personnages, et par l’enquête, on peut faire passer et partager des informations avec les lecteurs. Donc leur faire découvrir des travers de la société.
Je n’ai pas de message à faire passer. Mais juste l’idée de rendre les lecteurs conscients de certaines choses qui existent. Et si à la fin du livre ils sortent en se posant des questions et en ayant envie de creuser le sujet, c’est quelque chose de gagné. Les lecteurs sont pris dans une histoire. Et au milieu de cela, on glisse des infos, sans que ça paraisse lourd. On n’écrit pas une thèse. Par une histoire haletante, on fait passer des choses. La complexité, c’est de les faire passer par touches, les glisser dans l’enquête, que ce soit progressif. Il faut que ça soit intégré à l’histoire. La priorité reste malgré tout de divertir à travers l’histoire. Mais si en plus on peut rajouter une fonction, qui est de faire prendre conscience aux gens du monde dans lequel ils vivent, c’est encore mieux.
La dimension psychologique des personnages est particulièrement juste. Comment y parvenez-vous ?
C’est important. Il faut effectivement être le plus juste possible dans la psychologie des personnages. Et il faut qu’ils nous renseignent sur nous-mêmes. (…) Là, c’était très dur. Il y a toute la psychologie d’un père dont la fille a disparu. La psychologie de parents d’enfants disparus, je me suis beaucoup renseigné là-dessus. On ne peut pas le sortir du chapeau. Être le père ou la mère d’un enfant qui disparaît du jour au lendemain sans laisser de trace, il n’y a rien de plus terrible. Il faut donc savoir ce qu’il y a derrière, pour creuser, toucher au plus juste. Et en plus derrière, il y a l’amnésie. Et donc qu’est-ce qui se passe dans la tête des gens qui perdent une partie de leur vie ? Comment gèrent-ils cela ?
Et puis il y a toute la dimension de l’empathie. L’empathie est ce qui fait le succès d’une bonne histoire. Les personnages sont des gens de la vie de tous les jours. (…) Très rapidement, dès le début du livre, le lecteur doit aimer le personnage et doit ressentir ce qu’il ressent. Ça n’a l’air de rien. Mais ce n’est pas si évident. Parce que le personnage doit ressembler à tout le monde, mais à la fois être différent, avoir sa propre identité. Donc c’est aussi un voyage intérieur pour le lecteur qui, globalement, se pose des questions sur lui-même. Et sur les frontières que les gens peuvent-être capables de franchir en passant à l’action sur des choses néfastes.
Il était deux fois, de Franck Thilliez. Éditions Fleuve Noir 528 pages. Sortie jeudi 4 juin. 22,90 €