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L’aube des Soleils Noirs se lève sur le Louvre-Lens

L’exposition Soleils Noirs est enfin visible au Louvre-Lens. En accès gratuit jusqu’au 30 juin, elle est programmée jusqu’au 25 janvier 2021. Morceaux choisis en avant-première. Suivez le guide.

Journaliste
Temps de lecture: 8 min

Promenade subjective mais documentée à travers une vingtaine des 180 œuvres présentées dans la nouvelle exposition temporaire du Louvre-Lens, Soleils Noirs.

Salt on Mina Mina

Dorothy Napangardi

Ce tableau contemporain est signé de l’artiste aborigène Dorothy Napangardi, décédée en 2013. À la fin des années 1990, elle adopte un style totalement tourné vers le noir et le blanc. Ses peintures sont constituées de points réalisés à l’aide d’un bâtonnet. Le tableau Salt on Mina Mina figure la création mythique du lac salé de Mina Mina, en Australie. Selon le récit sacré du temps des origines, ce lac est né des mouvements de danse de femmes ancestrales. Les points blancs sur fond noir provoquent la sensation de mouvement, en écho à l’émergence du lac en cours de formation.

Panoptes

Panoptes

Trois paires d’yeux bleus et noirs peints sur des éclats sombres de marbre brut, encadrent le tableau de Dorothy Napangardi. Il s’agit de l’œuvre de l’installationniste et vidéaste Laurent Grasso. Le dessin de ces yeux perçants l’âme évoque intuitivement l’Égypte ancienne. Et pourtant, cette œuvre plonge droit dans la mythologie grecque. Ou plus exactement dans le célèbre récit gréco-romain commis par Ovide : Les Métamorphoses. « Panoptès », autrement dit, « celui qui voit tout », était le qualificatif attribué au géant Argos (à ne pas confondre avec l’Argonaute). Cet Argos-là avait la tête ceinte de cent yeux. Ici, Laurent Grasso invite le visiteur à «  s’interroger sur le paradoxe de la vision dans le noir ».

Le tombeau de Werther

Tombeau de Werther

Petit tableau plein de finesse, rendant hommage au roman de Goethe : Les souffrances du jeune Werther (1774). Le tombeau de Werther, effet de nuit, est une huile sur toile de Jean-Baptiste Deperthes, datée du début du XIX e siècle. On y aperçoit dans le clair de lune Charlotte, l’amour impossible de Werther. Ce qui mènera le jeune homme au suicide. Ce premier roman de Goethe est un des piliers du Sturm und Drang, mouvement allemand autant littéraire que politique, qui préfigure le romantisme. Surtout, il émerge en réaction au mouvement français des Lumières. Au point de devenir ensuite un élément de nationalisme. Un comble pour Goethe, qui était plutôt tourné vers l’Aufklärung.

Concetto spaziale

Concetto Spaziale

Située entre des œuvres de facture « classique » comme Le tombeau de Werther ou encore le Paysage, effet clair de lune de Joseph Vernet, le tableau Concetto spaziale (concept spatial-1950) de Lucio Fontana illustre la volonté permanente de briser les frontières entre les styles et les époques. Ce Fontana n’est pas un tableau au sens strict du terme. Ici, la toile est percée de trous irréguliers. «  Je ne veux pas faire de peinture. Je veux ouvrir un espace, créer une nouvelle dimension, nouer un lien avec le cosmos, qui s’étend sans cesse au-delà du plan confiné d’une image.  » Mort en 1968, Lucio Fontana était avant tout un sculpteur. Il a donné naissance au mouvement spatialiste en 1950, parfois rapproché de l’art informel.

Paysage, effet de clair de lune

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Cette huile sur toile (1759) est de la main de Joseph Vernet. On y remarque tout de suite l’extraordinaire luminosité d’une pleine lune se reflétant dans l’onde. Une façon de rappeler que pour distinguer le noir et l’ombre, il faut de la lumière. Même si ce n’est probablement pas dans l’intention de l’auteur, impossible de ne pas attribuer une certaine charge symbolique à ce petit tableau nous rappelant que le noir et la lumière constituent deux inverses réunis par leur nature. Ils sont les deux faces d’une même réalité, l’un ne pouvant exister sans l’autre.

La solitude

La Solitude recadrée

Tableau de la fin du XIX e siècle, La Solitude d’Alexander Harrison, joue lui aussi d’un détail de lumière (la rame dorée) pour mieux mettre en valeur le noir (à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse ?) On remarquera dans ce tableau très dépouillé l’extraordinaire travail de la matière, caractérisé par le reflet sur l’eau du corps féminin se tenant debout sur la barque.

La Grande Ombre

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La Grande Ombre de Rodin est un bronze impressionnant de par sa taille et ses volumes (191 cm de hauteur pour 111 cm de large et 55 cm de profondeur). De dos, cette masse humaine noire tiendrait presque du Penseur. De face, on hésite entre un être venant à la vie, en train de se déplier, à l’image de l’éclosion d’un papillon et un homme écrasé, tordu, déformé par une trop grande souffrance. On penchera pour la deuxième hypothèse en découvrant que cette statue est inspirée de L’Enfer, dans La Divine Comédie de Dante.

Ombres portées

Ombres portées

Émile Friant était-il magicien ? En 1891, il dévoile Ombres portées, tableau quasi photographique, dans lequel un jeune homme assis, tient les mains et fixe, presque suppliant, sa belle qui, debout, détourne le regard. Le noir est bien au rendez-vous. Tant par l’atmosphère générale et le jeu avec la lumière, que par les ombres des protagonistes, qui s’étirent sur le mur blanc derrière eux.

Who’s afraid of the Dark ?

Insectes

Qui a peur du noir ? Ce grand panneau vertical interroge sur deux plans au moins. D’une part, avec cette œuvre de 2003, l’auteur, Damien Hisrt nous renvoie à nos peurs et à nos phobies. D’autre part, il nous pousse à nous interroger sur l’acte artistique et à nous poser cette question obsédante : qu’est-ce que l’art ? Et pour cause. Ce monochrome noir est constitué de milliers d’insectes (des mouches a priori) morts. Et recouverts d’une résine.

Vierge à l’Enfant (Boulogne)

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Petit clin d’œil au territoire au sens large, avec cette vierge noire, prêt tout droit venu de Boulogne-sur-Mer. Il s’agit de la Vierge à l’Enfant, dite Vierge nautonière (1803). Cette vierge est celle « qui conduit la barque ». Elle incarne « une longue tradition de pèlerinage à Boulogne-sur-Mer ». Les commissaires de l’exposition nous disent à son propos : « Parfois affiliées aux déesses mères ou à Isis, les Vierges noires ont également été assimilées à une interprétation d’un passage du cantique des cantiques : Je suis noire mais belle ».

Vanité ou Allégorie de la vie humaine

Vanité - Copie

Petit côté caravagesque dans ce tableau de Philippe de Champaigne, dont le crâne pourra rappeler un détail de Saint-Jérôme écrivant. Le parallèle s’arrêtera là, tant cette sorte de nature morte est nette dans ses contours. Au demeurant, l’ambiance crépusculaire générale est là comme dans Le Caravage. Le noir, l’ocre jaune et le rouge sonnent également comme des codes communs. Comme avec Le Caravage, on nage en plein XVII e siècle. En regardant ce tableau, allégorie de la fugacité du temps et de la vie (tulipe, crâne, sablier), on peut penser à Pierre de Ronsard et à son poème qui nous est parvenu depuis le XVI e siècle : « Mignonne, allons voir la rose qui ce matin avait déclose… »

Le Christ à la colonne avec saint Pierre

Christ à la colonne - Copie

Signé du peintre espagnol Bartolomé Esteban Murillo, Le Christ à la colonne avec saint Pierre (vers 1670), est un tableau dominé par le noir et le gris. On remarquera un intéressant effet bleuté en haut de la colonne à laquelle le Christ est attaché. La particularité de cette œuvre tient à son support. Une plaque d’obsidienne. Ce verre naturel d’origine volcanique est d’un noir à la fois profond et brillant.

Face à face

Deux tableaux monumentaux semblent se répondre à distance. Voilà pourquoi ils ont été réunis dans une des pièces de l’exposition Soleils Noirs.

À gauche, La dame au gant de Carolus-Duran (1869).

La dame au gant - Copie - Copie

À droite, L’Énigme d’Alfred Agache (1888). À chaque fois, une femme enveloppée d’une lourde robe noire, dont on ne peut tout à fait saisir un regard qui pour l’une traverse celui qui lui fait face. Et qui pour l’autre, est dissimulé derrière des paupières closes, elles-mêmes voilées d’une ombre.

L'énigme - Copie - Copie

Noirs industriels

Oeuvres contemporaines

Gros coup de cœur de la rédaction. Les inconditionnels de l’art moderne et de la création à partir de la matière industrielle ainsi que de l’hommage au labeur prolétarien, vont adorer la salle intitulée Noirs industriels. Elle s’ouvre sur une sculpture molle de Bernar Venet, longue langue de charbon ondulante, faite de contrastes et de reliefs, entre reflets brillants et versants mats (Tas de charbon).

Plusieurs autres œuvres tout aussi clivantes frappent le regard, entre deux compressions de César (dont Compression d’un capot de voiture au croisement de Hudson et Canal Street 11 novembre 1990). Et, le Sans titre – Peinture à huile noire et sacs de toile- de l’artiste grec Jannis Kounellis (1936-2017).

Oeuvres contemporaines - Copie

Gueules Noires - Copie

Noir radical

Immanquable : la Croix [noire] de Malévicth (1878-1935), l’homme qui avait barré la Joconde de deux croix. Détail surprenant ou ironie de l’histoire, cette huile sur toile, a, comme la Joconde, un temps disparu.

Croix Noire - Copie

Deux autres œuvres jouent du contraste entre le noir et le blanc à travers des figures géométriques parfaites. Comme d’une part Le cercle noir sur fond blanc de Kandinsky, prêté par le Centre Pompidou.

Rond sur fond Noir

Et d’autre part les Deux rectangles du sol au plafond, de Richard Serra.

Richard Serra - Copie

Enfin, parce que c’est LE nom qui vient immédiatement lorsqu’on évoque le travail sur le noir dans l’art contemporain : Pierre Soulages, l’homme de l’Outrenoir, est du voyage, avec sa monumentale huile sur toile monochrome et brossé (202x453 cm). Une œuvre lumineuse au sens propre comme au figuré. « Une fugue de Bach  » visuelle, aux yeux de Juliette Guépratte, une des trois commissaires de Soleils Noirs. Et pourquoi pas ? D’ailleurs, si on veut rester sur l’analogie avec Bach, on pourrait aussi évoquer son clavier bien tempéré sous les doigts de Glen Gould, voire ses suites pour violoncelle, tant le travail à l’intérieur de l’œuvre présentée évoque des variations.

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Et puis, comme Soulages n’a jamais caché l’importance de ses amis, Soleils Noirs propose en vis-à-vis un fascinant tableau de Hans Hartung déclenchant un chant à deux voix autour du noir.

Citation SOulages